29
Insoumise contre sorcière

Andréa avait prévenu les Insoumises de sa visite par l’intermédiaire de Myrkie. Elle avait contacté la jeune fille la veille puisqu’elle était la seule de l’endroit à se servir de la télépathie. Les femmes de ce peuple refusaient catégoriquement d’utiliser ce moyen de communication, prétextant que c’était bon pour les primitifs et que cette magie pouvait trop facilement être interceptée par un tiers.

— Je n’ai encore jamais entendu parler d’un sorcier capable d’intercepter la télépathie, grommela l’Insoumise Lunaire pour la vingtième fois au moins depuis son départ de la cité de Darius.

Ce qui la contrariait le plus n’était pas tant ce refus d’une forme de communication légendaire que le fait qu’elle avait dû annoncer sa visite à la gamine. Elle aurait préféré que ce ne fût pas le cas. Malheureusement, Andréa avait refusé l’implantation d’une nouvelle étoile de brinite lors de son dernier séjour et ne pouvait plus rejoindre les Insoumises qu’avec l’aide de Myrkie. Elle était dans l’incapacité de se rendre directement sur place comme autrefois. Les Insoumises avaient resserré les mesures de sécurité tout autour de la presqu’île et comme Andréa, avec l’aide de Kaïn, avait fait disparaître toute trace du sceau des Insoumises sur son front, elle ne pouvait plus franchir les barrages magiques.

— Pourvu que cette petite écervelée ne fasse pas de bêtises, pria l’Insoumise Lunaire. Elle en est bien capable.

Dès son arrivée, elle entraîna Savaelle à part et s’informa de l’adolescente. La mère soupira profondément.

— Je ne sais pas trop quoi te dire, Andréa. Elle a beaucoup changé depuis ta dernière visite ; elle est taciturne, réplique à tout ce que je dis, refuse toute activité en ma compagnie et disparaît pendant des heures sans vouloir me dire où elle va.

— Mais disparaître, elle le faisait déjà avant, non ?

— Oui, mais au moins, je savais où elle allait. Elle se réfugiait dans les bassins alimentés par les sources chaudes, dans les profondeurs des souterrains.

Andréa écarquilla les yeux. Savaelle lui renvoya un sourire.

— Tu ne croyais tout de même pas que j’ignorais où ma fille passait le plus clair de son temps ! Je suis peut-être une Insoumise, mais ça ne fait pas de moi une mauvaise mère pour autant. Je connais l’existence de ce vide temporel depuis que j’ai posé les pieds sur cette immensité glacée. Si je me suis retrouvée ici à cause de ma magie, mes tortionnaires de l’époque n’ont cependant jamais découvert mon don le plus précieux, celui pour lequel bien des sorciers tueraient : je suis capable de repérer n’importe quelle faille temporelle sur le territoire de la Terre des Anciens, de même que dans les mondes parallèles. Cette particularité s’applique également au vide temporel…

— Et c’est seulement maintenant que tu me le dis ! s’exclama Andréa.

— Si je te l’avoue aujourd’hui, c’est parce que je sais que je peux te faire confiance, mais également parce que cela peut nous être utile alors qu’avant, prisonnière de cet endroit, il ne me servait à rien de divulguer mon secret. De plus, en discutant avec les autres au fil des ans, je me suis rendu compte que la majorité ignorait cette particularité de l’univers des Anciens. À quoi bon leur parler de quelque chose qui ne les intéresse pas ? termina Savaelle avec justesse.

— Eh bien moi, ça m’intéresse grandement et je te promets que nous travaillerons là-dessus dès notre arrivée à Ramchad. En attendant, j’aimerais savoir ce que tu entends par « je ne sais pas où elle va ».

— J’ignore où elle se cache maintenant. J’ai beau sonder les souterrains, je suis incapable de la repérer nulle part, alors qu’autrefois, j’avais des échos de sa présence aux environs du vide temporel et je savais ainsi qu’elle s’y dissimulait aux yeux de tous.

Soucieuse, Andréa fit un repérage à son tour, mais ne rencontra aucun écho. Elle fronça les sourcils. Se pouvait-il que Myrkie ait décidé d’avancer plus profondément dans les souterrains ? Si c’était le cas, elle courait un grand danger.

— Tu as annoncé mon arrivée à combien d’Insoumises après que Myrkie t’eut prévenue ? s’informa Andréa.

— En fait, à personne, répondit Savaelle, gênée. J’ai neutralisé les barrages magiques pour te permettre de passer discrètement pendant mon tour de garde. Je voulais te parler de ma fille avant que toutes ne se précipitent pour savoir quand elles pourront enfin quitter cette vie infernale dans des grottes glaciales.

— Tant mieux, répliqua Andréa. Ça va drôlement nous simplifier la vie puisque le vide pourra ainsi demeurer un secret entre nous trois. Et maintenant, en route. Il n’y a pas une minute à perdre.

— Pourquoi ? Que se passe-t-il ? s’inquiéta soudain Savaelle. Où est Myrkie, Andréa ?

— J’espère me tromper, mais j’en doute, commença l’Insoumise, tout en faisant signe à la mère de la suivre. Je pense qu’elle a décidé de s’enfoncer plus avant dans le vide temporel et ce dernier conduit à une faille. Myrkie devient alors impossible à déceler, même magiquement, parce qu’elle n’appartient plus au même espace-temps que nous. Le problème, c’est qu’elle ne connaît ni les limites ni le fonctionnement de cette faille et qu’il n’y a pas de gardienne pour la ramener en cas de pépins. Myrkie est livrée à elle-même de l’autre côté…

— Le vide devient une faille ? s’étonna Savaelle.

— Bien sûr ! Ton don ne fait pas la différence entre les deux ?

— Non. C’est la présence d’un gardien qui me dit si c’est un vide ou une faille. Où conduit cette faille, Andréa ? la pressa Savaelle.

— À une époque qui date de bien avant la glaciation de ce territoire, ce qui signifie que non seulement la terre ferme était habitée, mais les sous-sols aussi…

Savaelle ne comprenait toujours pas où Andréa voulait en venir. Cette dernière hésitait à poursuivre pour éviter d’énerver davantage la mère. Soudain, Savaelle poussa une exclamation de terreur. « Elle a saisi », soupira Andréa, qui adressa une brève, mais fervente, prière à Alana pour qu’elle protège la gamine de quatorze ans. Un long moment passa dans un silence pesant, puis Savaelle se décida à poser la question.

— C’est de cette façon que tu as disparu autrefois, n’est-ce pas ?

— Qu’est-ce que les Insoumises ont su de ces événements, Savaelle ?

— Bien peu de choses. Nous avons reçu une missive des gnomes disant simplement que tu avais violé l’accord de territoire que nous avions supposément passé avec eux et que tu avais payé cette offense de ta vie.

— C’est bien ce que je pensais, grommela Andréa. La vérité, c’est que je n’ai jamais, violé d’accord, ce sont eux qui l’ont fait. Tu n’es pas sans savoir que les souterrains des gnomes ne s’étendent plus jusqu’ici depuis que la glaciation a fait son œuvre sur Philizor. C’est d’ailleurs pour cette raison que les Insoumises s’y sont réfugiées ; aucun des quatre peuples d’élémentaux ne vit dans cette région. Elle a été désertée quand le climat est devenu ce qu’il est aujourd’hui. Par prudence, les premières Insoumises ont tout de même passé un accord avec les gnomes qui utilisaient autrefois les sous-sols de l’endroit comme entrepôts. Elles leur ont donné quelques mois pour récupérer ce qui était resté après leur départ. Une fois ce délai passé, il ne serait plus question pour eux de revenir sur Philizor. Phénor accepta et les Insoumises tolérèrent les va-et-vient des gnomes le temps nécessaire, puis chacun retourna à ses occupations. Ce que nous ignorions, c’est que les disciples d’Oglore n’avaient pas travaillé à vider d’hypothétiques entrepôts, mais à relier les souterrains entre eux.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Au contraire des failles qui sont en surface et s’étendent sur de très courtes distances, les failles temporelles souterraines ne sont qu’au nombre de deux sur la Terre des Anciens, mais elles courent sur la totalité d’un méridien. Quiconque connaît leur emplacement peut donc s’en servir à des centaines de kilomètres de distance d’une fois à l’autre. Tout ça est un peu compliqué à expliquer pour le temps que nous avons. Nous sommes déjà presque arrivées aux sources. Sache seulement que les méridiens sont de grandes lignes imaginaires, en demi-cercle, qui traversent les continents de part en part.

— Et la faille fonctionne sur toute la longueur ?

— Malheureusement, oui. C’est ce qu’a fini par comprendre cette harpie d’Oglore. Depuis des siècles, les gnomes travaillent en harmonie avec les méridiens et sont capables d’exploiter certaines de leurs particularités. À l’intérieur même de la faille – donc, dans le passé –, ils ont creusé une galerie qui relie la grotte des sources chaudes à une grotte qui fait partie de leur territoire actuel. Tant que Myrkie ne quittait pas la grotte, elle était en sécurité. Si elle a franchi les limites et emprunté la galerie qui se trouve derrière les rochers, de l’autre côté du lac souterrain, elle a pénétré à l’intérieur de la faille et les gnomes ont dû s’en rendre compte.

— Mais pourquoi aurait-elle tout à coup décidé d’explorer la rive opposée du lac ? Elle se rend là-bas depuis des années et jamais…

— Elle vieillit, Savaelle, dit doucement Andréa et elle rêve de prouver sa valeur aux Insoumises pour ne pas rester seule derrière quand viendra le temps de se rendre au combat.

L’Insoumise Lunaire se garda bien de mentionner qu’elle était fort probablement responsable de cette nouvelle manie de Myrkie, ayant elle-même emprunté la galerie pour se procurer un ingrédient essentiel à la potion qui lui avait permis de contacter Kaïn. Elle s’en voulait déjà assez ! Pas besoin que la mère en rajoute, même si elle avait toutes les raisons de le faire…

— Pourquoi n’y a-t-il pas de gardien ? s’enquit Savaelle alors que les deux femmes arrivaient à destination.

— En fait, il y en a plusieurs, mais ils ne possèdent pas l’aura des véritables gardiens. Des dizaines de gnomes patrouillent le long du méridien, mais comme les intrusions sont plutôt rares…

Un cri de surprise interrompit Andréa. Elle suivit le regard de Savaelle pour apercevoir un écran de brouillard quasi opaque.

— Les gnomes ont dû jouer sur la température des sources en trafiquant les sous-sols. Si Myrkie a pris peur en voyant la vapeur, elle a pu se sauver par la galerie la plus proche.

Andréa tenta de repérer la jeune fille. N’y parvenant pas, elle contourna la petite étendue d’eau et se glissa dans l’entrée de la galerie. Elle était à une dizaine de mètres de la faille. Elle avança prudemment, Savaelle sur les talons. Bientôt, des éclats de voix se firent entendre, mais il était difficile de comprendre ce qui se disait puisque l’espace-temps interférait. Ce qui donnait à Andréa l’impression d’un poste de radio – dont on aurait coupé le son par intermittence. Cette réminiscence de son passé lui sembla totalement incongrue.

— Ils sont à l’intérieur de la faille, chuchota l’Insoumise Lunaire à sa compagne. Attends-moi ici et ne pénètre dans l’espace-temps sous aucun prétexte, d’accord ?

Craintive, Savaelle hocha docilement la tête. Andréa se rendit invisible jusqu’à ce qu’elle puisse découvrir ce qui se passait exactement.

Au détour d’un boyau de la galerie, elle vit quatre gnomes qui transportaient le corps inanimé de Myrkie, ahanant sous son poids. Les insultes fusaient de part et d’autre, chacun accusant ses compagnons de ne pas fournir d’efforts. Les membres de la jeune fille se balançaient lourdement dans le vide. L’Insoumise pensait qu’on l’avait soit droguée, soit magiquement endormie. Il lui fallait la reprendre avant que les gnomes soient rendus trop loin ou qu’Oglore fasse une apparition, ce qui ne saurait tarder.

Sans plus attendre, Andréa fonça. La surprise fut totale pour les élémentaux, qui la laissèrent s’emparer de Myrkie. Ce que l’Insoumise Lunaire ne savait pas, c’était qu’Oglore se trouvait un peu plus loin devant. Avant qu’Andréa ait pu s’éloigner avec son fardeau, la sorcière lui lança un sortilège, l’atteignant à l’épaule. Andréa fut projetée vers l’avant et peina à retenir Myrkie tout en tentant de conserver son équilibre. Dans une série de mouvements désordonnés, elle se heurta à la paroi de pierre, retenant un cri de douleur. Andréa ne tenta même pas de répliquer à l’attaque de la sorcière, sachant que les souterrains des gnomes étaient protégés de toute magie sauf de la leur depuis la nuit des temps. Elle reprit plutôt son avancée vers la grotte, esquivant de justesse un nouveau sortilège. Les quatre gnomes s’apprêtaient à la pourchasser, mais Oglore les stoppa d’un geste.

— Ne vous mêlez pas de ça, gronda-t-elle. Je me charge de lui donner une leçon qu’elle n’est pas près d’oublier.

Le troisième sortilège entrava les jambes d’Andréa, la faisant basculer vers l’avant. Elle entendit un craquement sinistre quand sa cheville se tordit douloureusement. Elle crut qu’elle allait lâcher Myrkie mais Savaelle, qui avait désobéi à l’ordre de rester à l’écart, la rattrapa in extremis. Comprenant qu’Andréa était blessée puisqu’elle restait au sol, Oglore changea de cible. Elle visa Savaelle qui s’immobilisa dans son mouvement, Myrkie pendant mollement dans ses bras, à moins d’un mètre de la liberté. Triomphante, la sorcière approchait dangereusement. Elle ricana devant les efforts d’Andréa qui rampait pour se sauver. Elle s’arrêta à quelques pas de son ancienne prisonnière, les yeux brillants de haine, mais aussi de la fierté d’avoir eu le dessus, pour la deuxième fois, sur une Fille de Lune supposément puissante.

— Tu crois peut-être pouvoir m’échapper, Andréa ? la nargua Oglore d’une voix doucereuse. Il semble bien que ta mauvaise expérience d’il y a dix ans ne t’ait pas servi de leçon puisque tu recommences à la première occasion…

D’un mouvement circulaire de l’index, la complice de Phénor fit souffrir le martyre à sa victime, qui ne put retenir un hurlement alors que sa peau lui brûlait et que ses membres devenaient lourds comme du plomb. Malgré tout, Andréa continua de ramper, mouvant péniblement son corps endolori sur la pierre froide, grappillant quelques dizaines de centimètres supplémentaires.

— Pauvre idiote ! siffla Oglore en lui faisant subir deux nouveaux sortilèges de torture de son cru.

Andréa hurla de plus belle, se tordant à l’image d’un ver de terre que l’on aurait tranché en deux. Elle heurta involontairement Savaelle devenue statue, et celle-ci tomba sur le côté dans une arabesque grotesque, envoyant Myrkie rouler un peu plus loin. Quand la douleur s’estompa assez pour que l’Insoumise Lunaire soit capable de rouvrir les yeux, elle réalisa que la sorcière était penchée sur elle, un sourire mauvais sur ses lèvres craquelées. Elle constata aussi que cette harpie ne lui apparaissait que par intermittence.

— Je vais te ramener dans ta caverne humide, où tu pourras réfléchir pendant de très longues années au comportement stupide qui t’a conduite de nouveau dans mes griffes, ma jolie. Quand j’en aurai fini avec toi, tu ne seras plus qu’une loque humaine et la gamine que tu as essayé de sauver sera depuis longtemps morte sur le Plateau des Sacrifiées. Tu as un dernier souhait à formuler avant que je ne te traîne dans ton ancienne prison ?

La lèvre supérieure de l’Insoumise avait commencé à enfler du fait de la profonde coupure qui la marquait à droite, ce qui donna une allure asymétrique au sourire qu’elle adressa à la sorcière qu’elle haïssait le plus à l’exception de Mélijna.

— J’en ai un, déclara-t-elle d’une voix rauque, celui de te voir crever…

Un éclair aveuglant atteignit la sorcière en pleine poitrine, la projetant durement contre la paroi. D’un geste, Andréa attira à elle Savaelle et Myrkie juste avant que de petites roches ne commencent à se détacher du plafond, suivies de blocs de plus en plus gros. Dans un ultime effort, l’Insoumise Lunaire créa une puissante bulle protectrice les englobant toutes les trois. Elle n’avait pas la force de les déplacer ailleurs. Elle se concentra, malgré les douleurs lancinantes qui parcouraient son corps, pour maintenir la protection en place.

— Kaïn, Naïla, implora-t-elle, avant de perdre conscience quelques secondes après l’éboulement.

 

* *

*

 

Alix, Kaïn et Naïla se heurtèrent aux protections mises en place par les Insoumises, mais ils ne furent guère impressionnés. Une analyse permit à Naïla de neutraliser les barrières magiques et tous trois entrèrent sur le territoire de Philizor. Quand les Insoumises commencèrent à affluer pour connaître l’identité des intrus, elles durent se contenter d’une brève explication avant que le trio ne pénètre dans les souterrains.

Naïla, son père et Alix ne mirent que quelques minutes à gagner les sources chaudes, puis l’amas de pierres qui obstruait la galerie située derrière l’étendue d’eau. Magiquement, ils déblayèrent l’endroit et trouvèrent Andréa, Savaelle et Myrkie sous les décombres. Si elles avaient été épargnées par la bulle protectrice, elles étaient toutes trois plutôt mal en point.

Myrkie était la moins blessée ; son corps devenu flasque par le truchement de la magie avait plus facilement absorbé sa chute des bras de sa mère. On lui donna à boire une mixture jaunâtre afin d’enrayer les effets du sortilège d’Oglore, puis une autre pour la contraindre au sommeil, le temps de prendre soin des deux autres victimes.

Andréa reprit conscience avant même que l’on tente de la transporter autre part. D’une voix à peine audible, elle demanda à Kaïn de poser la main sur son front afin de lui transmettre les souvenirs qu’elle conservait des derniers événements. Il serait alors plus à même d’arrêter les bonnes décisions et elle pourrait se reposer en toute tranquillité. Elle aurait préféré prendre les opérations en main, mais elle n’en avait pas la force. Après une esquisse de sourire à sa fille, l’Insoumise Lunaire sombra dans un profond sommeil qu’elle avait elle-même provoqué. Ses Âmes Régénératrices, qui lui avaient permis de tenir bon contre Oglore, continuèrent de travailler d’arrache-pied à la remettre en condition. Quand Kaïn vit une aura bleutée envelopper son amante, il sut qu’elle n’avait plus besoin de lui. Rassuré, il put se pencher sur Savaelle, la plus blessée des trois.

Quand Andréa avait heurté la mère de Myrkie, la tête de la femme statufiée avait durement cogné le sol. Une profonde entaille meurtrissait sa tempe gauche, assortie d’une ecchymose de la taille d’un poing d’enfant. Kaïn la libéra du sortilège. Son souffle était à peine perceptible et son cœur battait trop faiblement. Il la déplaça magiquement pour procéder à un inventaire complet des blessures.

Quinze minutes plus tard, il soupira profondément.

— Elle ne s’en sortira probablement pas, murmura le Sage, croyant se parler à lui-même.

— Il faut que nous la sauvions, Kaïn. La petite est trop jeune pour vivre sans sa mère.

Il y avait une telle supplique dans cette requête que Kaïn se mordit l’intérieur de la joue, refusant de répondre. Naïla connaissait mieux que quiconque la vie sans une mère à ses côtés ; il comprenait qu’elle veuille éviter ce sort à Myrkie. Pourtant…

— Même la magie a ses limites, Naïla. Tu le sais très bien.

— Et Zevin ? contrecarra-t-elle, à la grande surprise du Sage. Peut-être pourrait-il réussir mieux que nous ?

Pour toute réponse, Kaïn fronça les sourcils, affichant clairement ses doutes quant à cette solution.

— Naïla a raison, intervint Alix. Nous sommes peut-être puissants, mais notre rôle ne consiste pas à guérir. Zevin ne fait que ça depuis sa prime jeunesse. Nous ne perdons rien à lui donner sa chance…

— Nous excellons dans l’art de nous guérir, mais nous ne sommes pas outillés pour soigner efficacement les autres, renchérit l’Élue. Tandis que Zevin…

— J’ai compris, se rendit Kaïn, souriant tristement devant l’entêtement de sa fille. Tu peux le guider jusqu’ici, Alexis ?

Alix tiqua en entendant son prénom. Il venait d’avoir la confirmation que ses relations avec le Sage ne s’amélioreraient pas.

— Bien sûr. De combien de temps disposons-nous ?

— Quelques heures, tout au plus.

Alix hocha la tête en silence avant de s’éclipser ; Naïla détourna le regard. « C’est trop injuste », songea-t-elle avec colère.

 

* *

*

 

Zevin veilla deux jours et deux nuits, préparant différentes concoctions. Chacune donna d’abord de bons résultats, mais les effets s’estompaient rapidement. Au matin du troisième jour, l’état de Savaelle s’était encore détérioré, au grand désespoir du jeune homme.

— Il faut que je trouve un moyen de la sauver…

Debout au chevet de l’Insoumise, le guérisseur secouait la tête. Bien qu’il ait épuisé ses ressources, il refusait de s’avouer vaincu.

— Peut-être a-t-elle des ancêtres parmi les hybrides…

La remarque de Kaïn étonna Zevin.

— Certaines races demandent des méthodes de guérison particulières.

— Ce qui veut dire que je ne peux plus rien pour elle, s’attrista le jeune homme.

Le Sage opina.

— Il faut parfois s’incliner devant la fatalité…

 

* *

*

 

— Je ne cautionnerai pas une telle décision, m’insurgeai-je.

— Mais puisque je te dis que c’est préférable ! Quel genre de souvenirs aurais-tu gardé si, à quatorze ans, tu avais assisté à la mort de ta mère ?

— La mienne m’a abandonnée à six ans et je n’en suis pas morte, rétorquai-je. Malgré la douleur qu’elles engendrent, les épreuves font partie de la vie et nous permettent d’en sortir grandi. Et puis, nous sommes là pour appuyer Myrkie…

— Justement, l’interrompit Kaïn. Nous aurons moins de problèmes si elle apprend la mort de Savaelle que si elle y assiste. Déjà qu’il faudra consoler cette…

— Enfant, terminai-je pour lui, mes yeux lançant des éclairs.

Je l’avais coupé, refusant d’entendre un qualificatif qui m’aurait horripilée certainement.

— Une enfant, répétai-je. Une enfant qui va perdre la seule famille qu’elle a. Une enfant qui va se retrouver seule dans un monde au bord du chaos. Une enfant qui va devoir affronter l’avenir sans le soutien indéfectible que doivent offrir les parents. Elle aura bien assez de regrets dans la vie sans que nous y ajoutions celui de ne pas avoir dit au revoir à sa mère. Je ne…

— Ça suffit, grogna Kaïn, excédé. Ce n’est plus une enfant ; elle a quatorze ans. Et nous ne serions même pas ici si cette gamine écervelée n’avait pas désobéi à sa mère. La guerre est imminente et nous perdons un temps précieux à discuter de…

— Cette gamine, comme tu le dis si bien, a agi comme tous les enfants le font à un moment ou à un autre. Et dans les circonstances, elle reste une enfant à mes yeux. Une enfant qui vivra une peine immense. Mais il ne faut pas s’étonner que tu sois incapable de comprendre comment raisonne une enfant puisque tu ne t’es jamais occupé de la seule que tu aies eue !

La remarque porta, mais je n’en avais cure. J’avais déjà tourné le dos à cet homme qui n’avait rien d’un père. Je me dirigeai vers la pièce où reposait Myrkie.

— Naïla. Naïla, attends…

Le ton de Kaïn avait perdu en intensité, mais je ne me retournai pas. Débattre du passé était la dernière chose dont j’avais envie. Je le laissai seul avec lui-même…

 

* *

*

 

— J’ai peur.

Nous avancions, Myrkie et moi, dans le couloir conduisant à sa mère. Elle me pressait la main avec force, m’écrasant les doigts. Je serrais les dents, consciente que ce ne serait pas facile.

Dans la dernière heure, je lui avais expliqué l’état de Savaelle et sa mort imminente. Je lui avais donné le choix de se rendre ou non au chevet de sa mère, offrant de l’accompagner. Bien que, pas une seule fois, elle n’ait levé les yeux vers moi, je savais que Myrkie m’avait écoutée avec attention. Sa décision prise, elle avait redressé les épaules et simplement dit : « Je suis prête. » Mais je savais qu’elle ne l’était pas. Pas vraiment. Comme personne ne l’est jamais, d’ailleurs.

Nous étions à quelques pas du lit quand Savaelle a lentement tourné la tête dans notre direction. Myrkie a bondi vers elle. La mère a tendu des bras trop faibles à sa fille, qui y a trouvé refuge en pleurant. Le corps secoué de sanglots, l’adolescente s’est confondue en excuses, répétant sans arrêt que tout était de sa faute. Savaelle lui caressait les cheveux en lui chuchotant à quel point elle l’aimait et s’en voulait de l’abandonner si jeune. La fille a supplié la mère de rester alors que celle-ci lui murmurait qu’elle devrait se montrer forte. Le cœur en miettes, je me suis tenue à l’écart. Impuissante.

Ses doigts agrippant ceux de sa fille, le regard noyé, mais le visage serein, Savaelle nous a quittés la nuit suivante. Dès lors, je priai Alana pour qu’elle veille avec soin sur la nouvelle orpheline que comptait désormais la Terre des Anciens, victime innocente de la cruauté des gnomes.

 

* *

*

 

— Elle s’en remettra, tu sais.

Je sursautai et répondit, la gorge serrée :

— Mais elle ne sera plus jamais la même, Alix.

— Je sais…

J’acceptai l’étreinte qu’il m’offrit. De longues minutes s’écoulèrent dans un silence lourd.

— Nous devrions rentrer, dis-je finalement. Nous ne pouvons rien faire de plus ici. Andréa était venue dans le but de déplacer les Insoumises vers Ramchad.

Alix acquiesça.

— Nous quitterons les souterrains après avoir disposé comme il se doit de la dépouille de Savaelle. En mi-journée demain, les Insoumises devraient être dans la cité.

Je hochai la tête en signe d’assentiment. Alix s’apprêtait à partir quand je lui demandai :

— Tu crois qu’Oglore est morte ?

À son tour, Kaïn m’avait transmis les images de ce qui s’était passé entre les gnomes et Andréa, et j’avais fait le relais à mon Cyldias. Certains détails me chicotaient pourtant.

— Je n’en ai pas la moindre idée. Mais comme il est rare que les dieux nous fassent la grâce de nous débarrasser aussi simplement d’une sorcière comme celle-là…

— Comment se fait-il qu’Andréa n’ait pas été capable de se défendre contre les sortilèges de torture qu’Oglore lui infligeait et que soudainement, elle a pu se venger ? C’est à n’y rien comprendre…

— Tu oublies qu’aucune magie ne fonctionne dans les souterrains des gnomes à part la leur, me rappela Alix.

— Comment a-t-elle fait pour répliquer alors ? insistai-je.

— C’est pourtant simple. Trop occupée à fanfaronner sur sa victoire prochaine, Oglore ne s’est pas rendu compte qu’Andréa ne cherchait pas tant à la fuir qu’à atteindre la frontière de la faille temporelle. Ta mère s’est tellement démenée à la suite du dernier sortilège qu’elle a non seulement poussé Savaelle, mais la moitié supérieure de son corps a également franchi la limite séparant la faille du territoire des Insoumises. Dès lors, sa magie lui a permis de répliquer in extremis, avec les résultats que l’on connaît.

 

* *

*

 

Aidés d’Andréa et de Kaïn, nous déplaçâmes magiquement les Insoumises vers la cité de Darius, où personne ne s’inquiéterait jamais qu’elles aient un flocon de neige tatoué sur le front. Ma mère soutira tout de même à Kaïn la promesse de faire disparaître cette marque disgracieuse afin que ces femmes puissent reprendre une vie normale.

Andréa veillait jalousement sur Myrkie. Peut-être pour compenser la mère qu’elle n’avait pas eu le temps d’être pour moi ni pour Laédia et Madox. Toujours est-il que nous n’avions plus guère le temps de nous retrouver sur les remparts comme par les semaines passées. Pour moi, c’était le signe qu’il était temps de s’occuper des Filles de Lune restantes sur la Terre des Anciens et de Samuvel. Pour les premières, je n’avais qu’à utiliser le don légué par Alana, mais pour l’amant de Tatie…

 

Quête d'éternité
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